La littérature Corse s’invite à l’École Normale
Il faut oser pousser les portes de l’Ecole Normale, rue d’Ulm, dans le 5e arrondissement de Paris. Dans cet établissement prestigieux se tient, depuis le 24 janvier, un séminaire intitulé « Franchir la frontière littéraire », où les auteurs corses, Jérôme Ferrari, Marcu Biancarelli, Jean-Baptiste Predali ou Jean-Yves Acquaviva, tiennent une place de choix.
Mémoire et travaux universitaires sur la littérature Corse.
Pour les commenter, Kévin Petroni, étudiant à l’Ecole Normale et à l’université Paris IV, originaire de Bastia, s’appuie sur ses recherches : « Mon premier mémoire traitait de l’adieu aux aspirations nationales dans le roman Murtoriu de Marcu Biancarelli et le Sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari. Cette année, je travaille sur les conditions de la formation d’une mémoire dans l’œuvre de Biancarelli, de Ferrari, et de Jean-Yves Acquaviva », explique l’étudiant de 23 ans.
La question de l’ancrage corse affirmée ou ancrée.
Peu de mémoires et de travaux universitaires ont été publiés sur la littérature Corse. Kévin cite ceux de Ferdinand Laignier-Colonna sur l’oeuvre de Marcu Biancarelli, ou ceux, plus généraux, de Jean-Guy Talamoni et Eugène Gherardi, de l’université de Corse. En ce qui concerne Jérôme Ferrari, Kévin est plus critique : « Il y a eu un séminaire en Allemagne sur Ferrari philosophe. Mais quand on parle de philosophie, on enlève la dimension corse de l’œuvre. » Cet « ancrage » corse est pourtant loin d’être anodin : « Le but de mon premier mémoire était de montrer comment un discours du lieu pouvait façonner une poétique de l’enfermement, de l’isolement, et comment cette poétique était motivée d’un point de vue politique, économique et social. Voir comment des lieux comme le village étaient devenus des périphéries et comment la périphérie était liée à la marge voire à la folie », explique l’étudiant.
Etre écrivain et Corse, cela n’est pas très différent d’être écrivain et Parisien ou Breton.
Mais cette question de l’ancrage, affirmé ou renié, se pose néanmoins : « Chez Marcu Biancarelli, la question du dépaysement se pose de plus en plus quand on avance dans ses œuvres. Dans Murtoriu, la question territoriale et celle du lien à la nation et au peuple est évacuée par le suicide collectif et par la sortie vers un autre pays. Chez Ferrari, il y a aussi ce mouvement très pessimiste, même si je sais qu’ils n’aiment pas ce mot. Je reprends beaucoup le terme de Jean-Guy Talamoni de « Corse cauchemardée ». C’est une manière, selon moi, de montrer une certaine vision de la Corse qui désigne en quelque sorte une absence, une incapacité d’une certaine population à habiter cette île. Il y a bien sûr d’autres manières d’écrire la Corse, par exemple chez Marie Ferranti, on est dans la nostalgie, dans un rapport à l’enfance et un retour à la terre, une reconnaissance de la culture des siens…»
Comment s’emparer de la langue Corse en littérature.
Mais être écrivain et Corse, c’est aussi écrire dans une langue que l’on n’a pas choisie. Ecrire en langue corse, certains le font mais « on est obligé de passer à une langue comme le Français pour exister, en tant que figure d’auteur, pour le grand public », estime Kévin Petroni. « Dans le même temps se pose la question du rapport à la communauté : dans quelle mesure, en quittant la langue d’origine, on peut conserver des éléments qui relient à une histoire commune. Quand un lecteur parisien lit Murtoriu, il ne verra pas forcément les exécutions du général Morand en Corse, alors que c’est présent dans le texte. Il verra un western dans lequel on parle de pendaisons, il va décontextualiser l’œuvre, ce qui est normal car il n’a pas les références. »
Un contre Salon du livre.
Cette question de la langue sera évoquée longuement lors d’un « contre-Salon du livre » que plusieurs étudiants essayent d’organiser en marge du salon officiel, fin mars, dont le Maroc est invité d’honneur. « Comment s’emparer d’une langue qui est la nôtre, puisque c’est celle qu’on a apprise quand on était enfant, mais qui ne représente pas notre communauté ? Dans quelle mesure on peut renverser ce rapport de forces et faire de la langue imposée celle d’une création littéraire ? »
Musa Nostra…des cafés littéraires à Bastia.
Non content de mener de front un séminaire, un mémoire, bientôt l’agrégation, et la future création d’une revue de sciences humaines, Kévin écrit régulièrement pour Musa Nostra, une association littéraire corse qui organise des rencontres d’auteurs et des cafés littéraires à Bastia et partout en Corse. « Musa Nostra c’est un carrefour, un lieu où tout le monde peut parler. L’équipe est vraiment passionnée, avec des gens qui viennent de tous horizons. Il y a des concours, on peut écrire dans la revue, envoyer des textes. C’est vraiment libre, pas besoin d’être renommé pour écrire. Cela permet à la vie littéraire en Corse d’exister », se félicite-t-il.
L’actualité de la littérature Corse
Le 8 mars l’association a organisé un apéro littéraire à Ville-di-Pietrabugno pour la journée des droits des femmes. Kévin Petroni, lui, poursuit le séminaire à l’Ecole Normale avec Marcu Biancarelli le 7 mars, Jean-Yves Acquaviva les 21 et 28 mars et Jean-Baptiste Predali les 25 avril et 2 mai.
En savoir plus
L’association Musanostra – infos sur Pari(s) sur la Corse
Le séminaire Franchir la frontière littéraire – infos par ici
Article réalisé par Audrey Chauvet